
Few abstracts (the novel is written in French...)
P 1 : « Il y a des journées qui sont transparentes comme du cristal. Il y a des journées si lumineuses qu’elles déplient une vie entière… On dit que les noyés éprouvent la même sensation, à l’instant ultime, lorsque l’éternité de leur vie se referme en boucle autour de leur cou, pareille à un nœud coulant. »
P 42-43 : « Mais, au fil des jours, en grignotant une histoire par-ci, une histoire par-là, je m’apercevais que ces tranches d’œuvres d’écrivains japonais étaient bien plus substantielles que de simples biscottes vite avalées ; elles m’ouvraient des mondes insoupçonnés, ou n’était-ce pas au contraire la révélation de découvrir des horizons qui correspondaient secrètement à mon tempérament « des ruines » ? J’avais l’impression grisante de m’être trouvé une « famille littéraire », en particulier avec ceux que l’on avait regroupés sous l’appellation de Burai ha (les décadents) et qui avaient appartenu à la génération dite « des ruines et du marché noir » de l’immédiat après-guerre. Plusieurs des titres de ces auteurs gravitaient autour de la notion de « ruines », référence à la fois concrète et métaphorique aux effets de la Seconde Guerre Mondiale : Jésus dans les décombres (Jun Ishikawa), Sombre tableau, Sensation de destruction, Zone de vide (Hiroshi Noma), Ruines, Le Jour du malheur, Prélude à la destruction, Instant fatal (Tamiki Hara)… Et Dazai, Dazai, Dazai…
Je savais qu’il existait une étrange tradition chez les écrivains japonais qui les faisait se suicider les uns après les autres telle une course de lemmings : à commencer par Akutagawa, mort à trente-cinq ans avant de donner son nom au plus prestigieux prix littéraire du Japon, avec lequel contrastait le suicide du prix Nobel Kawabata, mort au faîte de l’âge et de la consécration, succédant de peu le suicide éclatant de son célèbre protégé Mishima ; il y avait aussi les suicides de Tamiki Hara et de Dazai, à peine moins spectaculaires : l’un s’étant jeté sous un train, l’autre s’étant noyé dans un canal en entraînant une femme dans la mort pour n’en être repêché, pour comble de mise en scène funèbre, que le jour de son trente-neuvième anniversaire… En contrepartie, la plupart de ces écrivains morts prématurément avaient commencé à publier leurs premières œuvres avant la trentaine, témoignant ainsi d’une vitalité littéraire bien plus précoce et foisonnante que celle de leurs homologues occidentaux. Comment cette créativité prodigieuse pouvait-elle se concilier avec leur pulsion de mort ? Rien n’est plus trompeur et condamnable que la tentation de la mort érigée en idéal, mais il me semblait que cette tentation pouvait cacher une force vitale intense, de même que le charognard qui se nourrir de cadavres exprime paradoxalement son instinct de vie.
La mort était une impasse, soit, mais il fallait trouver un moyen de recanaliser cette force vitale dévoyée et de l’orienter vers la vie, et cette orientation devait passer par une nécessaire plongée dans la noirceur avant de remonter à la surface du jour. »
P 64 : « Le kimchi, c’est plus qu’un condiment ou une garniture de table, c’est le symbole national de la cuisine coréenne, cela fait partie de nos cellules et de notre sang, de notre identité à nous, la diaspora coréenne éparpillée à travers le monde. Il y a plus de vingt-quatre variétés différentes de kimchi, mais ce sont la plupart du temps des légumes marinés et fermentés dans une saumure avec de l’ail et du chili. Enfant, je mélangeais dans ma tête l’expression kimchi avec le mot japonais chi, qui veut dire sang, peut-être à cause de la riche et onctueuse couleur rouge de la sauce de chili, comme si la salade s’était mise à saigner. Cette association puérile me fait sourire aujourd’hui, mais je me demande si cette trouvaille accidentelle n’a pas ses racines dans quelque chose de plus profond, car je jurerais que je ne peux pas me passer de kimchi plus d’un mois sans que mon sang ne crie de révolte contre cette privation et ne réclame son juste dû de salade piquante. C’est un besoin physiologique, comme le riz pour tous les Asiatiques. A Osaka, après une semaine à me nourrir de mets japonais à la cantine de l’université, il me prenait parfois un tel prurit que certains soirs j’enfourchais mon vélo de location et me rendais jusqu’à un supermarché pour acheter un pot de kimchi importé de Corée. Ça me coûtait cinq cent yens pour seulement trois cent grammes de salade, mais je ne pouvais absolument pas m’en passer, même si les quelques variétés de kimchi disponibles sur le rayon avaient parfois le goût de vinaigre. On dit que l’organisme humain ne peut pas se priver de sel pendant une longue période de temps sans se mettre à dépérir, et c’était exactement l’effet que je ressentais. »
P 75 : « Je revois encore ma mère lorsque, après la confection, elle retire ses bras, rouges jusqu’aux coudes, de la bassine de kimchi. Elle en servira une portion dans une petite assiette pour le repas du soir. Le reste ira dans des jarres que ma mère enveloppera de paille et qu’elle enterrera ensuite dans le jardinet de la cour arrière, sous le balcon. Leur fermentation durera des mois, jusqu’à la fin de l’hiver, et lorsque les jarres seront déterrées, le kimchi aura une saveur inoubliable, comme un souvenir qui se réveille après un long sommeil. »
P 165 : « Pour comprendre le mouvement, il faut commencer à partir de l’impossibilité du mouvement. Autrement dit, de la catatonie. Le butoh prend la danse à rebours : son esthétique va non pas dans le sens de la prodigalité des gestes, mais d’une extrême économie dont le point de départ est une immobilité absolue, comme la graine qui germe et s’ouvre au soleil…
P 166 : « Ce que le butoh vise à travers la laideur, c’est justement le dépassement des catégories telles que beauté/laideur ; il cherche, par ce dépassement où les jugements esthétiques n’ont plus cours, à nous faire entrer dans un paysage éthique dominé par ses sentiments écrasants, Angoisse, Douleur, etc. C’est véritablement une « guérilla », au sens où le butoh aspire à se (à nous) libérer de l’emprise de la beauté qui tyrannise l’art »
P 166 : « L’extrême mobilité du butoh signifie métonymiquement que l’air ambiant qui entoure le geste est saturé d’émotions invisibles, quoique tellement oppressantes parfois qu’elles en deviennent comme tangibles, presque aussi tangibles que des meubles ou des accessoires de théâtre (c’est un vide extrêmement plein, un dépouillement saturé ; qui ne sait voir ce paysage en creux ne comprendra rien au butoh. Le paysage invisible, ou cette « obscurité » qui est l’arrière-fond obligé du butoh (d’où le terme originel de « angoku butoh », danse de l’obscurité), est tellement saturé, tellement densifié, tellement plein et écrasant que c’est lui qui autorise ou empêche le mouvement ; autrement dit, le vrai danseur, ce n’est pas la forme humaine qui tente avec une force herculéenne de sculpter un geste dans ce bloc compact, mais le paysage invisible lui-même ; à vrai dire, ce sont les deux, c’est-à-dire que chaque danseur de butoh danse avec son obscurité, est dansé par elle, tantôt comme une marionnette, tantôt comme Prométhée. »
P 168 : « Chaque geste du butoh est un arrachement, -herculéen, prométhéen- contre le néant et, malgré son apparence extérieure dérisoire, là réside sa grandeur ».
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